Grandir végétarienne au Maroc
J’ai des souvenirs très vivaces de ma prime enfance. Je me rappelle que j’étais plutôt gourmande. Je dégustais tout ce qu’on me donnait à manger avec plaisir et sans arrières pensées. Je me rappelle un jour que je me régalais d’un foie en sauce. D’où venait cette viande si savoureuse ? J’en connus bientôt l’origine. Alors, un pan de ma culture culinaire commença à m’apparaître différemment.
J’ai grandis dans une famille qui apprécie les animaux. Aussi longtemps que je me rappelle, j’étais entourée de chats, de chiens et de lapins. Nous parlions d’eux comme des personnes à part entières. Quand je vis un mouton arriver dans la maison de mes grands-parents, je l’accueillis avec le même enthousiasme qu’un chat qu’on aurait adopté. Je devais avoir quatre ou cinq ans et c’est le premier Aïd El Kebir que j’ai gardé en mémoire.
Un matin, je trouvais le mouton au milieu de la cour du rez-de-chaussée. Mon grand-père était là, ainsi que tous les hommes de la maison, rassemblés autour de lui dans une drôle de posture. On tentait de l’immobiliser, puis avant que j’eus le temps de comprendre la situation, je vis du sang jaillir. Ma mère tenta de m’éloigner, elle ne voulait pas que j’assiste au sacrifice. Mais je continuais d’observer, les yeux grands ouverts, ce curieux spectacle. On me dit que ce n’était que du shampoing rouge. J’étais jeune et naïve, mais pas au point de les croire. Je me rappelle très bien que je ne ressentais ni frayeur ni tristesse, seulement une profonde incompréhension. Je ne comprenais pas qu’on puisse faire du mal à un mouton, je trouvais cela absurde et inutile.
Après cet évènement, c’est comme si mes yeux s’étaient ouverts sur les coulisses de tous ces bons plats familiaux que j’adorais jusque-là. Je refusais d’abord toutes les viandes rouges. Puis un jour, comme je voyais un poulet rôti arrivé sur la table, je reconnus la forme de l’animal et je refusais d’y toucher. Puis il en fut de même pour le poisson. C’est à ce moment-là que ma famille et les adultes autour de moi essayèrent d’intervenir. On me dit qu’il était impossible de vivre sainement sans viandes, que je devais au moins manger du poisson. Pour me montrer que j’avais tort, on s’aventurait sur le terrain religieux : “Oserais-tu interdire ce que Dieu a permis ?”
Comme je m’entêtais, on apprit à vivre avec. De plus en plus, on commença à manger végétarien à la maison. Mais c’était un peu plus compliqué de manger végétarien dehors. À l’incompréhension des serveurs s’ajoutait la quasi-absence d’options comestibles pour moi. Je me retrouvais souvent avec un plat très déséquilibré de frites, alors que le reste de ma famille mangeait un repas complet. Difficile, en effet, de trouver une option végétarienne dans les restaurants à l’époque. Encore aujourd’hui, l’option la plus végétale qui soit, une salade, contient souvent du thon.
Je rencontrais quelques résistances à l’école aussi. Le mois du Ramadan, les enfants apportaient leur déjeuner à l’école et on se moquait souvent de mes menus végétariens. Mes petits camarades me rétorquaient souvent à l’époque que j’avais un goût peu distingué, un goût “de pauvres”, qu’il serait facile et pas cher de me nourrir avec des légumes et des graines.
Manger de la viande au Maroc a toujours été une question de statut social. Dans le Maroc précolonial, la viande était un aliment noble. Seules les classes les plus aisées pouvaient vraiment se la permettre au quotidien. Le reste de la population ne dégustait de viandes que durant les grandes célébrations : Aid El Kebir, Ouzia, mariages, etc. Le reste de l’année, le marocain moyen se limitait à un menu quasi-végétarien. (1)
Avec la colonisation, la diète du Maroc a profondément changé, notamment avec l’apparition des premiers abattoirs modernes. Les mets de célébration sont devenus des mets du quotidien et le menu des plus riches le menu de tout un chacun. Aujourd’hui, les marocains consomment 17.4 kg de viandes rouges par an par habitant (2). Si ce chiffre n’est pas aussi élevé que dans les pays européens (60 kg en France par exemple), il reste bien plus élevé que lors de l’époque précoloniale. Comme la diète des classes aisées devenait accessible à la classe moyenne, la refuser était vu comme au mieux curieux, au pire hautain et snob.
Enfin, le boom des fast foods mettait la viande et les produits d’origine animale plus que jamais au centre de l’assiette. De grandes chaînes de fast foods internationales ouvraient leurs portes au Maroc et elles étaient assaillies par les familles de classe moyenne. Manger dehors devenait de plus en plus tendance et parmi mes camarades de classe, ne pas manger des cheeseburgers ou des ailes de poulet frites était l’antithèse de la coolitude. Heureusement, depuis quelques années, ça devient un peu plus facile. Dans la plupart des menus, on trouve au moins une option végétarienne et on voit même apparaître quelques restaurants purement végétariens.
Devenue végétarienne pour des raisons éthiques et devant l’incompréhension de tous, je me retrouvais souvent à me justifier en disant que c’était “une question de goût”. C’est qu’en grandissant végétarienne au Maroc, mon plus grand souci n’était pas tellement de revendiquer les droits de animaux, mais tout simplement mon droit d’exister, de me faire accepter telle que je suis.
Découvrir le véganisme
Avec l’âge, j’étais de plus en plus à l’aise dans mon végétarisme. Je m’entourais d’amis qui, sans être végétariens, comprenaient mon engagement. Le menu à la maison était quasi-végétarien. Je découvrais que le végétarisme avait des racines dans ma culture nord-africaine et je découvrais plusieurs plats marocains accidentellement végétariens : tagines de légumes, couscous aux sept légumes, lentilles, haricots blancs, pois cassés, bissara, harira, herbel, seffa, etc.
Je découvrais aussi que ce n’était pas un phénomène nouveau, que des penseurs que j’admirais avaient été des végétariens avant l’heure, comme al-Maʿarri. Abu al-ʿAlaʾ al-Maʿarri était un grand poète et philosophe syrien du XIe siècle. Aujourd’hui encore, il est considéré comme l’un des plus grands penseurs et poètes dans le monde arabe. Sa notoriété s’accompagne souvent d’anecdotes sur son végétarisme et son mode de vie solitaire. Dans son poème « Je ne volerai plus la nature », al-Maʿarri écrit :
“Ne mange pas injustement le poisson que la mer a rejeté,
et ne désire pas comme nourriture la chair des animaux égorgés,
Ou le lait blanc des mères qui destinaient ce pur breuvage à leurs petit et non aux nobles dames.
N’afflige pas les oiseaux confiants en prenant leurs œufs ;
car l’injustice est le pire des crimes…”
Je me reconnaissais parfaitement dans son refus de manger de la chair animale, mais qu’en était-il des autres produits tels que le lait, les œufs ou même le miel? Je m’étais déjà posé ces questions auparavant, mais sans m’aventurer trop loin dans la réflexion. Enfant, quand je demandais à ma mère si le lait nuisait aux vaches, elle me répondait que c’était ce qui les gardait en vie plus longtemps. Je la croyais sur parole, en partie parce que j’avais peur du changement. Tout comme les omnivores qui avaient peur de changer leurs habitudes et étaient perplexes devant mon végétarisme, j’étais perplexe devant le véganisme.
Je ne comprenais pas ce mode de vie que je trouvais radical, je m’imaginais mal m’imposer autant de limites que je comprenais si peu. De plus, je me sentais déjà recluse dans mon végétarisme et j’avais peur de le devenir encore plus en adoptant le véganisme. Je m’imaginais mal expliquer aux autres pourquoi je refusais un bout de fromage ou un morceau de gâteau qui contenait des œufs. On me disait souvent dans mon entourage que tant que je mangeais des œufs et des laitages, ça allait. Tant que je ne devenais pas comme ces fous qui ne mangeaient rien qui vienne d’un animal.
Ces fous, c’étaient les véganes. Un végane est une personne qui adopte un mode de vie excluant, autant que possible et praticable, toutes les formes d’exploitation et de cruauté envers les animaux. Que ce soit pour l’alimentation, l’habillement ou dans tout autre but. (3)
Internet a le don de nous faire découvrir l’autre revers de certains phénomènes. C’est ainsi qu’en surfant sur internet, j’ai découvert ces fameux véganes. Ils ne semblaient pas avoir une vie plus compliquée que la mienne. De plus en plus, je les voyais comme des gens ordinaires en lesquels je pouvais me reconnaître. Bref, c’étaient des végétariens comme les autres.
Je tombais de plus en plus sur des sites et des pages véganes du Maroc ou du monde arabe et je me réconfortais dans le fait que je n’étais pas si excentrique que ça. Je suivais régulièrement l’un des premiers sites web sur le véganisme dans le monde arabe : Vegan Life (4). Je suivais le groupe Facebook “Végétarisme au Maroc” (5) depuis longtemps, mais je remarquais qu’à partir de 2010 environ, les véganes devenaient de plus en plus nombreux dans le groupe. C’est une tendance qui se confirme de plus en plus ces dernières années : de plus en plus de végétariens adoptent le véganisme.
Exposée à d’autres véganes au Maroc, je ne voyais plus le véganisme comme quelque chose de totalement inconcevable. J’évitais déjà le cuir. Inspirée par les véganes, je commençais à me renseigner sur l’origine des produits d’hygiène et de cosmétique et j’essayais autant que possible d’éviter ceux qui pouvaient être testés sur les animaux. Je continuais, par contre, à consommer des œufs et des laitages. Je ne comprenais toujours pas ce qui pouvaient pousser quelqu’un à de tels extrêmes, jusqu’au jour où j’en eus la preuve visuelle.
Je devais avoir 20 ans quand je vis pour la première fois les coulisses de l’industrie animale en vidéo. Jusque-là, à part le sacrifice rituel de l’Aid El Kebir et les quelques visions fuyantes de poulets en cage dans le Souk, je n’avais pas vraiment regardé la violence de l’industrie animale en face. Je n’avais jusque-là jamais vu ce qui se passait derrière les murs de abattoirs. Je compris qu’en plus de la viande, des produits comme les laitages et les œufs étaient produits dans la violence. Je vis la détresse des animaux dans les yeux et cela me marqua profondément.
Quand je parlais de ces violences à des amis ou à des membres de ma famille, on me rétorquais souvent que c’était seulement en occident. On m’assurait qu’au Maroc, l’élevage était radicalement différent de ce qu’on pouvait voir dans le documentaire Earthlings. Mais cette réponse ne me satisfaisait pas. Pour moi, ce n’était qu’une question d’échelle. Petit ou grand élevage, la souffrance et l’exploitation animale étaient inévitables pour produire de la viande ou du lait. De plus, j’apprenais que les abattoirs avaient intégré le Maroc depuis le début de la colonisation et que l’application du modèle de l’élevage industriel appliqué aux pays en voie de développement produisait encore plus de violences. (6)
Je me sentais complètement paralysée face à cette souffrance, incapable d’apporter une aide significative. Si les associations de protection animale sont de plus en plus nombreuses, elles se focalisent presque exclusivement sur les animaux de compagnie, ou encore les ânes qui sont toujours utilisés pour tirer des cargaisons dans les villages comme dans les villes. Quant aux animaux que l’on mange, ils restent sans protection aucune. Quoi qu’il en soit, je savais que quelque chose devait changer pour que je puisse m’aligner sur mes vraies valeurs et cela commencerait par mon assiette.
Je commençais la transition vers le véganisme, même si j’avais toujours peur d’en subir les conséquences au niveau social : incompréhensions, exclusion et nouvelles difficultés au quotidien. Petit à petit, je commençais à exclure les produits d’origine animale de mon mode de vie, sans pour autant en parler aux autres. La liste des choses que je pouvais manger en restaurant se rétrécissait, mais je devenais de plus en plus créative dans mes commandes et je mangeais quand même décemment. À la maison, mon goût devenait plus fin et je découvrais toutes les subtilités et les délices de la cuisine végétale : des faux-mages à base de noix de cajou, des gâteaux sans oeufs et sans lait qui n’avaient rien à envier à leurs prédécesseurs, des hachés de lentilles et de noix pour une bolognaise pleine de saveur, des pois-chiches écrasés qui rappellent curieusement du thon, des glaces au lait de coco parfaitement crémeuses, et plus encore
Mais le temps vint où mes plats dénués de laitages et d’œufs commencèrent à intriguer. On commença à me poser des questions et je fus forcée d’en parler. Mettre mon nouvel engagement en mots était difficile. J’avais peur de brusquer mes interlocuteurs, d’avoir l’air trop bizarre ou trop extrême. J’avais surtout peur de culpabiliser, car il s’agissait d’un sujet sensible qui engageait des questions qui fâchent : l’humain étant omnivore, ne sommes-nous pas censés manger des animaux ? Avons-nous vraiment une obligation morale envers les animaux ? Ne devons-nous pas d’abord abolir la souffrance humaine ?
Trouver ses marques
Les incompréhensions face à mon véganisme ont été encore plus grandes qu’à l’époque de mon végétarisme. Mais cette fois, plus âgée, armée de lectures en philosophie morale et en animal studies, j’avais un peu plus confiance en ma position. Sans juger ou pointer du doigt, j’expliquais calmement mon point de vue, pourquoi j’avais choisi ce mode de vie, pourquoi ce n’étais pas aussi farfelu que cela. J’expliquais d’abord clairement que ce n’était pas une question de goût, ce prétexte que j’utilisais auparavant pour éviter les débats gênants. J’expliquais également que ce n’était pas un régime ni un dogme de pureté, que je ne m’interdis pas certains produits avec une loi d’airain, que je ne veux tout simplement pas contribuer à la souffrance animale.
En lisant Peter Singer (7), ainsi que les contributions d’Altruisme Efficace (9) au sujet de la cause animale, je compris l’importance de l’approche pragmatique. Alors que j’étais toujours en colère contre mon passé végétarien, j’appris à apprécier les végétariens, les flexitariens et toutes ces nuances d’à peu près. Car concrètement, deux semi-véganes auront probablement plus d’impact qu’un seul végane, surtout que la majorité des gens auront plus de facilité à adopter cette voie médiane.
Avec Melanie Joy (9), j’appris que le carnisme était une idéologie dominante et invisible qui se basait sur les 3 N de la justification : manger des animaux était normal, naturel et nécessaire. J’ajouterais encore un 4ème N dans le contexte marocain et en écho aux questions de viande et de statut social que j’ai mentionné plus haut : noble. J’appris qu’il y avait toute une psychologie derrière le fait de manger de la viande. Que c’était une question structurelle bien plus ardue que ce que je m’imaginais devant un plat de poulet à 5 ou 6 ans.
Je compris aussi que cette compréhension que je peinais à obtenir des autres, je gagnais à l’accorder moi-même aux autres. Nous grandissons dans une culture culinaire déterminée, elle nous marque depuis notre plus tendre enfance, nous associons à certaines saveurs des valeurs de communion et il devient difficile de leur associer par la suite le visage d’un animal qui souffre. Et tout comme moi quand je devenais végétarienne, puis végane, les gens ont peur de s’isoler, de se sentir incompris ou d’être sujets aux moqueries. Ce sont tous ces facteurs qui rendent les résistances face à mon mode de vie si fortes. Ainsi, au lieu de leur opposer de la colère ou de la frustration, j’apprenais à leur faire face avec un esprit plus ouvert et compréhensif.
Sur cette nouvelle base, j’appris à mieux communiquer dans ma vie de tous les jours, que ce soit au sujet du véganisme ou à propos d’autres sujets qui me tenaient à coeur. Parallèlement, j’étais de plus en plus à l’aise dans mon véganisme et les gens autour de moi y devenaient plus réceptifs. Je partageais de plus en plus mon mode de vie avec ma famille et mes amis. Certaines personnes autour de moi ont choisi de devenir véganes, végétariens ou de réduire leur consommation de produits animaliers.
En surfant sur internet, encore et toujours, je découvris qu’il y avait d’autres véganes au Maroc, que je n’étais pas si isolée que cela. Sur le groupe “Véganisme au Maroc”, je me faisais quelques amis. C’était probablement la première fois que je rencontrais des véganes en chair et en os. Nous partagions des repas et des réflexions sur note expérience en tant que véganes au Maroc.
Je découvris aussi “L’Vegans” (10), l’une des premières communautés véganes au Maroc. Le collectif a pour ambition d’unifier les véganes et les végétariens non seulement au Maroc, mais aussi dans le monde Arabe. Un autre objectif de L’Vegans est de normaliser le véganisme aux yeux du public non-végane. Ainsi, ils ont commencé à organiser des évènements pour faire découvrir le mode de vie végane. Le premier en date a eu lieu le Ramadan dernier à Casablanca, dans le restaurant végétarien Veggie. Au programme : un ftour 100% végane avec la diffusion du documentaire Forks over Knives, qui traite de l’impact sur la consommation de produits animaliers sur la santé. L’événement a été une réussite et le collectif compte organiser d’autres événements très prochainement.
Article rédigé en collaboration avec la fondation Heinrich Boell Stiftung.
(1) Mohamed Houbaida, Le Maroc végétarien 15ème – 18ème siècle : histoire et biologie, éditions Wallada, 2008, 149 pages.
(2) SOCIÉTÉ GÉNÉRALE DES ABATTOIRS MUNICIPAUX ET INDUSTRIELS AU MAROC. Création de la Société générale des abattoirs municipaux de France, de la Cie générale du Maroc, [document électronique]. Paris, entreprises-coloniales, 2017, http://www.entreprises-coloniales.fr/afrique-du-nord/Abattoirs_industriels_Maroc.pdf
(3) Definition of veganism, sur le site The Vegan Society. Consulté le 7 juillet 2018. https://www.vegansociety.com/go-vegan/definition-veganism
(4) Vegan Life : http://www.vegslife.com/
(5) Groupe Facebook : Végétarisme au Maroc : https://web.facebook.com/groups/VegAuMaroc/
(6) Factory Farming In Developing Countries: A Review, sur le site Faunalytics. Consulté le 18 juillet 2018. https://faunalytics.org/factory-farming-developing-countries-review
(7) Singer, P., 2009. Animal Liberation. 10th ed. New York: Harper Perennial Modern Classics.
(8) Altruisme Efficace : https://www.effectivealtruism.org/
(9) Joy, M., 2011. Why We Love Dogs, Eat Pigs, and Wear Cows. 10th ed. Newburyport: Conari Press.
(10) Page Facebook : L’vegans : https://web.facebook.com/Lvegans