Il y a parfois de ces moments qui te marquent à jamais, te poussent à réfléchir et t’emplissent de reconnaissance.
Alors que j’étais allongé sur une plage à quelques kilomètres d’El Jadida, entouré du tumulte et du brouhaha que connaissent généralement les plages marocaines à cette période estivale de l’année, je surpris un jeune homme sur une chaise roulante en train de me regarder. À première vue je dirais qu’il avait 16 ou 17 ans. Il portait le maillot du Maroc, une casquette verte et avait un petit sachet de popcorn à la main.
Je détournai mon regard, n’y prêtant plus attention, et replongeai dans mon roman. Le jeune homme ne bougeait pas et commençait déjà à chercher le regard d’autres personnes, en vain… Il était seul au monde. Tout le monde autour de lui avait d’autres préoccupations : des jeunes pleins de sueur en train de jouer au foot, des familles qui n’avaient d’oeil que pour les plats qu’elles préparaient à la hâte pour leurs enfants qui allaient et venaient entre le parasol et la mer.
Tout le monde courrait dans tous les sens, criait , riait et lui était là immobile sur sa chaise roulante, assis en silence, comme un personnage qu’on avait catapulté dans un monde qui n’était pas le sien, un cowboy dans l’espace ou un tennisman dans une église. Il n’avait de commun avec ce monde que le maillot de foot de son cher pays que d’autres adolescents de son âge, faisant danser le ballon sur la plage, portaient aussi.
Ainsi, j’étais le seul témoin de cette scène.
Voilà que son regard tomba sur le mien encore une fois, mais cette fois plus vif, plus intense et plus fort. Un regard que je ne pouvais plus ignorer.
Je me levai d’un bond et me rapprochai de lui. Il me regarda d’un air à la fois triste et surpris comme pour dire : « Je ne suis donc pas invisible ! Tu me vois vraiment ? »
Il me fit un signe discret de la main comme pour me demander si j’avais une minute. J’ai honte de le dire, mais à ce moment-là je faillis le prendre pour un mendiant et son geste pour une demande d’aumône. Heureusement, je continuai de marcher jusqu’à lui.
– Salam Khouya, tu peux m’aider ?
– Oui, qu’est ce qu’il y a ?
Et c’est là qu’il pointa son doigt vers la roue de sa chaise roulante, totalement ensablée.
Il ne pouvait absolument pas bouger.
– Khouya je veux monter à la corniche, peux-tu me sortir de là ?
je m’exécutai, essayant tant bien que mal de ne pas penser à tout ce que jeune homme a pu sentir, impuissant et paralysé au milieu de toute cette foule d’estivants, et plus je poussais sa chaise roulante plus ce sentiment s’accentuait tellement il était difficile de faire un seul mètre sur ce sable. Le jeune homme eut quand-même l’amabilité de me montrer quoi faire et comment faire pour pouvoir avancer rapidement.
Voilà que venait l’épreuve de l’escalier, une trentaine de marches jusqu’à la corniche. Je ne pouvais évidemment pas le porter seul, nous demandâmes assistance à une autre personne qui m’aida à le transporter .
Chaque marche qu’on dépassait était comme une victoire qu’on savourait tous les trois dans une sorte de complicité silencieuse. Je ne savais vraiment pas si mes derniers mois à la salle de sport avaient payé ou pas.
Et c’est là que notre jeune héros à mobilité réduite, en voyant l’effort important avec lequel on le portait, brisa le silence avec des mots que je n’oublierais sûrement jamais :
–Khouti sam7oulia, sam7oulia bezzaf wallah (Je suis désolé mes frères, je suis vraiment désolé).
On lui répondit avec les amabilités d’usage et nous le transportâmes jusqu’à bon port où il nous remercia de bon cœur.
Je redescendis les marches avec une facilité et une rapidité dont j’avais honte. Je me rappelais ses mots et me disais, qu’aurais je pu lui répondre…
C’était à moi d’être désolé.
Désolé de l’avoir ignoré ne serait-ce que pour une minute, désolé parce qu’il n’y avait pas de rampes pour les personnes comme lui, désolé qu’il ait à demander avec embarras à chaque fois qu’il veuille qu’on le pousse ou qu’on le porte parce qu’il ne peut pas le faire seul, et surtout désolé qu’il ait à s’excuser pour ça… N’a-t-il pas lui aussi le droit de passer du bon temps à la plage, de se rafraîchir et de sortir se promener ? Alors pourquoi s’excuse-t-il ?
Je ne pouvais évidement pas connaître la réponse à cette question, ou peut-être n’en n’avais pas envie.
Alors que j’essayais d’oublier tout cela, je me rappelai alors le maillot que ce jeune ado portait fièrement sur son dos et je me rendis compte à quel point c’était ironique.
Et sur cette pensée, je décidai de lever le camp de la plage. Le cœur rempli d’émotions et l’esprit ailleurs.
Ce n’est qu un cas parmis tant d autres. Je m occupe de ma soeur qui est également en fauteuil et je pourrais vous raconter le sort qui lui est réservé lorsque l on prend le bateau, où les regards des gens lorsque je la porte pour qu elle puisse se baigner…
Le Maroc a beaucoup de défaut mais jamais il ne m est arrivé d aller à la plage avec elle sans qu il n y ai plusieurs personnes qui s’empressent de venir nous aider